
Il n’est pas très original d’écrire que le passé fait parfois écho au présent. Voici toutefois une preuve supplémentaire de ce constat empirique.
Depuis février 2022, la ville ukrainienne d’Odessa et son port sont régulièrement le théâtre de bombardements russes. Frappes provoquées par la flotte positionnée dans la mer Noire, lancement de missiles de croisière, et tout récemment, ce lundi 21 avril, attaques de drônes sur la ville portuaire : au total des dizaines de morts et blessés depuis trois ans.
Flashback historique. C’est tout à fait par hasard que nous sommes tombés il y a quelques jours sur cette Une de la revue L’Illustration publiée le 13 mai 1854.
La légende de la gravure en pied de page interroge : « Bombardement du port d’Odessa le 26 avril 1854« . Question : qui alors bombarde qui ?

Fin mars 1854, la France et la Royaume-Uni ont décidé de déclarer la guerre à la… Russie, pour de nombreuses raisons stratégiques et politiques. Et le 22 avril, il y a aujourd’hui tout juste 171 ans, commençait le bombardement du port d’Odessa, qui était alors une ville de l’empire russe. Ce sont donc à l’époque les Britanniques et les Français qui bombardent les Russes.

Pour en savoir +, pour connaître les raisons de ce conflit :
Et ci-après le texte complet de l’article paru dans L’Illustration.
« On comprend l’impatience du public à rechercher, cette semaine, tous les renseignements qui pouvaient être recueillis de toutes parts sur le bombardement d’Odessa. La première communication authentique nous est venue dans Le Moniteur du 6 mai. « Le gouvernement a reçu les détails de l’action dirigée contre Odessa par les amiraux des flottes combinées. Nous ne savons ce qu’il faut louer davantage, de l’énergie, de la rapidité ou de la sûreté des coups que les deux marines ont frappés à cette occasion. Un attentat avait été commis contre le droit des gens par les autorités militaires d’Odessa. Le but des amiraux devait être d’en châtier les auteurs, Ce but a été atteint et n’a point été dépassé. C’est sur la partie militaire de la ville russe, sur ses établissements de guerre que nos marins ont concentré leur feu ; et l’Europe remarquera avec quels scrupules d’humanité, avec quelle précision de mouvements ils ont maintenu la lutte en dehors de la ville marchande, et épargné toute atteinte aux bâtiments de commerce ainsi qu’à la propriété des neutres. En agissant avec cette mesure et cette générosité, l’amiral français s’est conformé aux instructions générales qu’il a reçues, d’après la volonté de l’Empereur, et qui lui prescrivaient de ménager les villes ouvertes. »
On a eu depuis, par un journal de Belgique, L’Indépendance, le rapport du général Osten-Sacken d’après les journaux allemands. On est en droit de douter de la réalité de ce document après avoir lu le rapport officiel de l’amiral Hamelin dans Le Moniteur du 11 mai. Le ton modeste de cette communication, comparé aux résultats obtenus par le bombardement du port militaire d’Odessa, contrasterait trop fortement avec la satisfaction que le général russe semblerait affecter. Nous avons reçu nous-mêmes des correspondances qui s’accordent avec la relation de l’amiral français, bien que s’exprimant en termes plus enthousiastes, À ces correspondances étaient joints des dessins où nous ne retrouvons pas absolument dispositions décrites ; mais il faut reconnaître que le point de vue du dessinateur, et le moment où il saisit une scène aussi mobile que l’est celle-ci, expliquent suffisamment cette différence. Quoi qu’il en soit, nous n’avons pas voulu priver nos lecteurs de ces esquisses reçues mercredi, copiées sur bois, gravées et mises sous presse jeudi, au moment où nous recevions d’autres dessins du même genre plus détaillés et par conséquent plus complets. Le rapport officiel de l’amiral Hamelin suppléera d’ailleurs à ce qui manque dans ces gravures.
Après avoir exposé les négociations qui ont précédé l’attaque provoquée, comme on s’en souvient, par la réception outrageante faite au vaisseau parlementaire le Fury, l’amiral Hamelin continue en ces termes :
« Nous dûmes nous préparer d’ailleurs aux éventualités d’une attaque à effectuer dès le lendemain matin, 22 avril, contre le port Impérial d’Odessa et tout ce qu’il renfermait, si notre sommation était laissée sans réponse au coucher du soleil. « 11 ne pouvait entrer dans notre pensée de faire le moindre mal à la ville d’Odessa, non plus qu’à son port de commerce, où fourmillent des bâtiments de toutes les nations maritimes. Le délégué de l’empereur de Russie était seul coupable d’un attentat au droit des gens; c’était donc le port Impérial seul, les magasins et les navires qu’il renfermait et les batteries qui les protégeaient de leurs feux, que l’amiral Dundas et moi avions résolu d’attaquer et de détruire. Pour arriver à ce résultat, nous crûmes ne devoir employer que des bâtiments à vapeur, notamment cinq frégates à vapeur anglaises et les trois frégates à vapeur françaises qui me restent momentanément depuis que, par les ordres du Gouvernement, les autres frégates à vapeur de notre escadre ont été affectées au transport des troupes entre l’Algérie et Gallipoli.
Le 21 avril au soir, le général d’Osten-Sacken n’ayant fait aucune réponse à notre sommation, l’attaque fut résolue pour le lendemain matin. Par suite des combinaisons que l’amiral Dundas et moi avions adoptées de concert, les deux frégates françaises le Vauban, capitaine d’Herbinghen; le Descartes, capitaine Darrieau, réunies aux deux frégates anglaises le Tiger, capitaine Gifard, et le Sampson, capitaine Jones, le plus ancien de cette division, arrivent à six heures et demie du matin, à neuf ou dix encâblures de distance devant la batterie du port Impérial, qui leur envoie un premier coup de canon : les frégates lui ripostent vivement, mais le calibre de nos bouches à feu étant plus fort que celui des batteries de l’ennemi, nos coups sont plus sûrs que les siens; pendant que cette première lutte s’engage, le vaisseau anglais le Sans-Pareil mouille avec la corvette à vapeur le Hyghflyer, à la limite extrême de la portée de canon des batteries, non pour prendre part au combat, mais pour servir au besoin de point d’appui aux frégates engagées. Au même instant, la frégate à vapeur française le Mogador, capitaine de Wailly; la frégate à vapeur anglaise la Terrible, capitaine Cleverty; le Furious, capitaine Loring, et la Retribution, capitaine Drummont, le plus ancien de tous, s’approchent du lieu de l’action pour y prendre part, lorsque le signal leur en aura été fait par les amiraux. Le feu dure depuis une heure et demie, lorsque la frégate Le Vauban reçoit trois boulets rouges, dont un brise quelques rayons de ses roues à aubes, et les autres mettent le feu dans sa muraille à vent : les pompes sont en jeu pour éteindre l’incendie, mais vainement ; un des boulets rouges a pénétré entre maille et brûle intérieurement la muraille de la frégate à petit feu, M. le capitaine de vaisseau comte Bouët-Willaumez, chef d’état-major de l’escadre, auquel j’avais donné l’ordre de se tenir à bord du Caton, pour suivre sur les lieux toutes les phases de l’affaire et aviser aux cas urgents, arrive alors à bord du Vauban, qui a stoppé et prescrit au commandant de cette frégate de quitter momentanément le théâtre de l’action et d’aller mouiller au milieu des escadres, afin d’en recevoir les secours nécessaires.
Peu de temps après, la seconde division de quatre frégates à vapeur reçoit l’ordre de venir soutenir les trois premières frégates engagées, ce qu’elles commencent à effectuer avec vigueur vers dix heures et demie. Les obus des sept frégates tombent comme grêle sur la batterie du port Impérial et les magasins et navires qu’il renferme, où des symptômes d’incendie commencent même à se manifester sérieusement. Des batteries, établies sur les hauteurs d’Odessa, joignent leurs feux à celui des pièces du port Impérial. Non loin des frégates, six chaloupes anglaises se rapprochent de ce port dans la partie N. O. du môle, où l’ennemi n’a pas établi de bouches à feu, et lancent force fusées à la Congrève, qui paraissent produire fort bon effet. «Il est midi : le Vauban, qui a éteint son incendie, vient de quitter les escadres pour rallier les autres frégates à vapeur anglaises et françaises, lesquelles rivalisent d’ardeur et d’habileté dans leur tir, auquel prend même part momentanément la corvette à vapeur française le Calon, capitaine Pothuau. À une heure, l’incendie est complément déclaré dans les magasins et casernes du port Impérial, dont les toitures s’écroulent en flammes. Presque au même instant, la poudrière de la batterie de ce port saute en l’air, aux cris de Vive l’Empereur ! des équipages français qu’accompagnent les hourras des matelots anglais.
L’œuvre de destruction du port Impérial marche rapidement sous les coups redoublés des frégates, qui profitent du désordre occasionné à terre par l’explosion de la poudrière pour s’avancer de deux encablures et foudroyer plus promptement une quinzaine de petits bâtiments russes renfermés dans la darse. Comme elles se rapprochent ainsi des batteries du port de commerce, les bouches à feu de ce port, qui avaient cessé un instant de tirer, recommence alors sur nos frégates un feu assez vif, auquel vient se joindre celui des mortiers établis sur les hauteurs d’Odessa. Mais les frégates n’en accélèrent pas moins leurs œuvres de destruction, et c’est à qui manœuvrera et canonnera le mieux, tantôt en combattant à l’ancre, tantôt en combattant sous vapeur. Dans ce cercle de plus en plus resserré où se meuvent neuf bâtiments à vapeur, pas une fausse manœuvre ne se fait remarquer. Un instant le feu d’une partie de ces frégates change de direction, c’est pour forcer à la retraite une batterie de campagne que l’ennemi a établie à leur droite sur la plage, dont s’étaient approchées les chaloupes lançant les fusées à la Congrève. À quatre beures, cette batterie, mise en déroute par les obus des frégates, s’est repliée dans l’intérieur après avoir été cause de l’incendie qu’allument ces obus dans quelques maisons d’un village ; tous nos Coups sont alors dirigés contre les bâtiments russes encore à flot dans le port impérial et que les flammes ne tardent pas à dévorer à leur tour, vers quatre heures et demie ; bref, la destruction de ce port est complète, et celle de la ville d’Odessa, en ce moment à notre merci, ne tarderait pas à suivre si nous en faisions le signal à notre escadre de bâtiments à vapeur; mais le but que nous avions en vue est atteint complétement, et c’est au contraire le signal de cesser le feu et de rallier nos pavillons que l’amiral Dundas et moi faisons à ces bâtiments.
Tel est, monsieur le ministre, le châtiment que nous avons cru devoir infliger, non à la ville, mais aux autorités militaires d’Odessa, en raison de l’attentat dont elles s’étaient rendues coupables à l’égard d’un de nos bâtiments portant pavillon parlementaire. Ni les trente mille hommes de la garnison d’Odessa, ni les soixante-dix canons de sa forteresse et de ses batteries, n’ont pu préserver le port Impérial du désastre que nous lui avions réservé en le faisant attaquer par nos frégates à vapeur. Ce n’est pas sans étonnement d’ailleurs que nous avons remarqué l’absence de tout pavillon russe, soit sur les batteries, soit sur les établissements ou les navires du port, alors que nous avions toutes les couleurs hautes. Un pareil oubli des règles militaires ne peut être attribué qu’au désordre qui régnait dans la ville dès le commencement de l’attaque. «Les pertes de l’ennemi en hommes ont dû être assez sérieuses, par suite des explosions et des incendies qui se manifestaient de toutes parts. A bord de nos bâtiments à vapeur, elles sont nulles, bien que Le Descartes ait reçu cinq boulets, et Le Vauban et le Mogador chacun quatre. Toutefois cette première frégate, Le Vauban, a eu à regretter deux hommes tués et deux hommes blessés, par suite d’un accident arrivé à une de ses bouches à feu.
À bord des frégates à vapeur anglaises, les pertes se réduisent à un homme tué et à dix hommes blessés. Un pareil résultat, monsieur le ministre, atteste hautement l’immense supériorité de calibre et de tir des bouches à feu de nos frégates à vapeur sur celles de l’ennemi, et, si l’art suprême de la guerre consiste à faire beaucoup de mal sans en recevoir, jamais semblable maxime ne reçut une plus complète application « J’ajouterai que plusieurs bâtiments de commerce ont profité du désordre occasionné par l’attaque pour sortir du port marchand, et notamment les deux seuls navires français qui s’y trouvaient retenus. Hier 23, les établissements du port Impérial brûlaient encore. La corvette le Fury, capitaine Ed. Tatham, sur laquelle j’avais envoyé mou premier aide de camp, M. le lieutenant de vaisseau Garnault, a eu mission d’aller constater les ravages exercés dans le port Impérial. Elle a reconnu qu’à l’exception de deux ou trois, les bâtiments que renfermait ce port avaient été brûlés ou coulés; que la batterie construite au bout du môle n’existait plus, et que les établissements de l’amirauté étaient détruits ou complètement dévastés. Dans cette excursion, Le Fury a lancé quelques obus sur la plage où avait paru hier la batterie de campagne, et où l’on élevait quelques ouvrages en terre. Ces obus ont abattu une partie des ouvriers et mis les autres en fuite.
Je ne citerai pas un nom à Votre Excellence, presque, dans cette petite affaire, chacun a bien fait son devoir: l’ardeur et l’enthousiasme des officiers et des équipages étaient extrêmes. Sous le timbre de la direction du personnel, Votre Excellence me permettra de lui adresser un procès-verbal d’avancement extraordinaire pour les équipages, et quelques propositions de décorations en faveur des bâtiments qui ont pris part à l’affaire. »
Article de L’Illustration signé : Paulin.