19 mars 1947 – Et voilà pourquoi votre feuille fut muette

Le Canard enchaîné du 19 mars 1947 – Collection privée.

Cinq semaines ! C’est le temps que les lecteurs du Canard enchaîné durent patienter pour lire le numéro 1378, paru le 19 mars 1947. En effet, commençant en janvier 1947 par une grève « perlée » destinée à faire pression sur les imprimeurs et à obtenir des augmentations de salaires, la crise qui affecte les Messageries françaises de presse (M.F.P.), créées le 30 août 1945 après réquisition des Messageries Hachette, va s’aggraver en février et déboucher sur un conflit ravageur. Pendant plus d’un mois, la grève des ouvriers du livre (typographes, rotativistes…) prive les lecteurs parisiens de toute information autre que celles diffusées par la radio. Refusant toute aide d’urgence et même le simple remboursement de ses dettes envers l’entreprise, le gouvernement du socialiste Paul Ramadier va laisser la situation se dégrader, persuadé que rien ne peut plus sauver cette coopérative qui s’est révélée source de difficultés innombrables sans rendre les services que l’on attendait d’elle. Après le vote de la loi Bichet du 2 avril 1947, les M.F.P. disparaissent et Hachette se voit confier la responsabilité opérationnelle des Nouvelles Messageries de la presse parisienne (NMPP), qui assurent désormais les opérations de groupage et de distribution, de diffusion et de promotion des journaux et périodiques. Le capital des NMPP est détenu par cinq représentants des coopératives d’éditeurs et à 49 % par Hachette. 

Extrait de Combat du 13 février 1947 – Collection Le Centre de la Presse.
Combat du 17 mars 1947 – Collection Le Centre de la Presse.

C’est la fin d’un modèle plus idéologique qu’économique, datant de la clandestinité puis de la Libération: «la presse de la Résistance ne cherchait pas à faire prospérer des entreprises commerciales, elle cherchait à faire vivre des journaux libres et probes au service de la nation ». D’où la constitution de coopératives gérées par l’ensemble de la presse: l’une s’occupant des attributions de papier, la deuxième de la fabrication des journaux et la troisième de leur distribution.
Dans le numéro susmentionné, Le Canard affiche sa désapprobation: « Drôle de grève que celle qui vient de priver Paris de journaux pendant un mois. Ou plutôt drôle d’affaire, car, aussi paradoxal que ça paraisse, au cours de ces quatre semaines, il fut à peine question des typos. Dès le début, on savait qu’avec eux ça s’arrangerait quand on voudrait. Mais il y avait des « tiers » qui avaient intérêt à ce que ça dure […] pour réaliser leurs petites combines. Et comme ils avaient l’oreille de M. Ramadier et de M. Pierre Bourdan (ministre de l’information), les « tiers » en question avaient la partie belle […] Cet organisme (les M.F.P.) marcha très bien jusqu’en juillet dernier. Mais […] des journaux, obéissant à un mystérieux mot d’ordre, le quittèrent et les M.F.P., n’ayant plus assez de clients, se trouvèrent bientôt en difficulté ». Et à la merci d’une grève… Faisant mine de venir au secours des M.F.P. en s’opposant au groupe Amaury, Hachette empocha donc la mise.  

Le Berry républicain du 17 mars 1947 – Collection Le Centre de la Presse.


Après l’euphorie de la Libération et l’explosion des ventes d’une presse retrouvée, 1947 marque un renversement de tendance, notamment pour la presse issue de la Résistance, politisée et moraliste. Le public se tourna vers une presse plus insouciante et moins prêcheuse, une information plus distrayante qu’engagée (Pierre Lazareff l’a compris, qui rebaptise Défense de la France en France-Soir). Quant au Canard, pris au piège de l’affrontement Est-Ouest de la guerre froide, ses ventes vont péricliter jusqu’en 1953.     
A noter enfin que ce numéro 1378 est, grande première, un numéro spécial de huit pages (au lieu de quatre). 

Sylvain Parpaite