12 mars 1958: Torture et censure

Le Canard enchaîné du 12 mars 1958 – Collection Le Centre de la Presse

Le Canard enchaîné fut un adversaire résolu des jusqu’au-boutistes de l’Algérie française, trouvant des alliés à 
Europe 1France Observateur (ancêtre de l’Obs), L’ExpressTémoignage chrétienLa CroixLes Temps modernesLe Monde, et aussi parmi les francs-maçons, les libres penseurs et les intellectuels, Albert Camus et Jean-Paul Sartre en tête. A l’exception de deux saisies administratives en octobre et novembre 1956 à Oran, sur ordre du préfet Lambert, Le Canard fut relativement épargné par la censure, protégé par son caractère satirique, et fort de son histoire et de son aura. Quand on demanda à Robert Lacoste, Gouverneur général et ministre de l’Algérie, pourquoi il ne faisait pas saisir le palmipède, il répondit: « je ne veux pas passer pour un con » ! Le Canard, bien informé grâce à l’arrivée de Jean Clémentin et de son réseau d’informateurs au sein de la grande muette, mena de vives attaques contre la politique du gouvernement et les pratiques de l’armée. 
Ainsi, Le Canard relata l’affaire Maurice Audin, militant communiste, partisan de l’indépendance algérienne, jeune assistant mathématicien à l’université d’Alger, arrêté le 11 juin 1957, « disparu » le 21 juin, prétendument « évadé ». Son corps ne fut jamais retrouvé. Il fallut attendre 2014, puis 2018, pour que, respectivement, les présidents Hollande et Macron reconnaissent officiellement sa mort en détention pour le premier et les responsabilités de l’Etat français et de l’armée française dans cet assassinat pour le second.
Autre exemple avec la parution, dans le numéro 1951 du 12 mars 1958, en petits caractères et barrés d’une croix – mais tout à fait lisibles avec une loupe – de deux articles censurés dans les hebdomadaires France Observateur et L’Express. Le premier, signé André Philip, évoquait le bombardement par l’aviation française du village tunisien de Sakhiet (70 victimes civiles), intitulé « Le Suicide de la France« . Le second, écrit par Jean-Paul Sartre, traitait de la torture et d’un livre récemment paru, « La Question« , d’Henri Alleg, dont R. Tréno, rédacteur en chef du Canard, sidéré par les exactions de l’armée, avait fait une critique élogieuse la semaine précédente. Henri Alleg, ancien directeur d’Alger républicain (interdit dès 1955), était un autre de ces militants du parti communiste algérien, enlevé et torturé par l’armée française. Lui fut relâché. Il est l’avant dernier à avoir parlé à Maurice Audin, le 12 juin 1957, sur le même lieu de torture.


Sartre écrit: « Le témoignage d’Alleg achève de dissiper nos illusions: non il ne suffit pas de punir ou de rééduquer quelques individus; non, on n’humanisera pas la guerre d’Algérie. La torture s’y est établie d’elle-même: elle était proposée par les circonstances et requise par les haines racistes; d’une certaine manière, elle est au coeur du conflit et c’est elle, peut-être, qui en exprime la vérité la plus profonde. Si nous voulons mettre un terme à ces immondes et mornes cruautés, sauver la France de la honte et les Algériens de l’enfer, nous n’avons qu’un moyen, toujours le même: ouvrir les négociations, faire la paix. »
Dans ce même numéro, Morvan Lebesque fait l’éloge du philosophe et conclut: « La véritable atteinte au moral, la véritable trahison, c’est la Censure. En France et en 1958, il n’y a rien de plus urgent que de lutter contre la Censure. C’est une question de vie ou de mort. »

Sylvain Parpaite