La guerre entre l’Irak et l’Iran éclate en septembre 1980. Les deux belligérants ont besoin d’armes et de munitions, mais un embargo, décidé en 1979 par la plupart des pays européens, empêche leur vente légalement. Un trafic occulte se met alors en place, transitant par des pays non signataires de l’embargo, comme le Portugal, avec de faux certificats de destination finale.
Le Canard enchaîné est le premier à dénoncer, le 8 mai 1985, la participation, juteuse, « de l’industrie française à ce trafic, grâce notamment à l’appui du GIAT (Groupement industriel de l’armement terrestre), qui vend à l’Irak des canons de 155 mm et, à l’Iran, sur l’autre versant du front, des obus de 155 mm destinés aux canons de même calibre, livrés à Téhéran à l’époque du chah par les Etats-Unis ». Il révèle le nom du principal fournisseur: la société Luchaire. Le Canard poursuit son enquête mais, à la demande du ministre des Affaires étrangères Roland Dumas, reste volontairement muet pendant dix mois, afin de ne pas compromettre les négociations en cours pour échanger le terroriste Anis Naccache, détenu en France, contre les otages français (Marcel Fontaine, Marcel Carton, Jean-Paul Kauffmann, Michel Seurat) prisonniers au Liban du Hezbollah, affidé de l’Iran.
Le silence ayant été rompu par un article de La Presse de la Manche, Le Canard enchaîné publie alors les fruits de son enquête, affirmant que les ventes d’armes avaient commencé en 1983 et que la commission interministérielle pour l’étude des exportation de matériel de guerre avait donné son accord.

Dans le numéro 3410 du 5 mars 1986, Claude Angeli donne les détails: « Durant l’été 1984, le cargo « Hohenbels » (sous pavillon chypriote) charge à Cherbourg des obus de 155 mm. Le 26 octobre 1984, le « Golden Dolphin » (pavillon grec) en fait autant. Le 9 mars 1985, le cargo « Barenbels » (pavillon grec) embarque des obus de 155 et de 230 mm, toujours à Cherbourg. Destination officielle de toute cette quincaillerie lourde: la Thaïlande. En réalité, ces trois cargos sont allés déposer leurs obus français à Bandar Abbas, un port iranien hors de portée des avions irakiens. Mais sur les documents de la société Luchaire, un seul pays client est mentionné: la Thaïlande. L’hypocrisie est totale et le gouvernement français couvert […] La France n’est pas seule à jouer avec le feu, dit-on pour s’excuser au Quai d’Orsay. En 1982, Washington a livré à l’Iran des pièces de missiles de type Lance, après la libération des otages coincés dans l’ambassade américaine de Téhéran. Israël a aussi fourni à Khomeiny missiles, obus et radars de fabrication américaine […] Quant à l’Allemagne – affirme-t-on méchamment au Quai d’Orsay – elle a livré des gaz asphyxiants aussi bien à l’Irak qu’à l’Iran ».
Après les législatives de mars 1986 et la première cohabitation Mitterrand-Chirac, Le Canard affirme que le trafic d’armes avait continué. L’enquête judiciaire établit que ce fut bien le cas en 1986 et 1987 mais non que le gouvernement français en eût donné l’autorisation. En juin 1988, le juge Michel Legrand prononce un non-lieu général, aucune charge suffisante n’ayant pu être retenue contre les quatre inculpés (notamment le patron de Luchaire, Guy Motais de Narbonne, et deux de ses collaborateurs).

Collection Le Centre de la Presse.
Cette affaire démontre la puissance du complexe militaro-industriel d’une part, et la barrière infranchissable que constitue, pour la justice, le « secret défense », d’autre part. Gauche et droite s’entendirent pour ne pas gêner une activité pourvoyeuse de devises et d’emplois. Quant à la libération des derniers otages français, survenue entre les deux tours de l’élection présidentielle de 1988, elle ne profita guère à J. Chirac et au prix de quelles tractations fut-elle obtenue…?
Sylvain Parpaite