Alors que depuis le 1er septembre, l’Allemagne nazie a déclenché l’invasion de la Pologne et qu’une nouvelle guerre européenne s’est engagée, un papier de la célèbre journaliste Geneviève Tabouis (1892-1985) est à la Une du journal présenté aujourd’hui, pour lequel elle travaille depuis 1930. Sa plume est engagée : elle se bat depuis plusieurs années contre le totalitarisme, contre la montée du nazisme, elle apporte son soutien aux réfugiés espagnols qui ont fui la guerre civile d’Espagne et la régime de Franco. Ses combats la font connaître du grand public. Même Hitler la connaît : lors de son discours du 1er mai 1939, le führer aurait dit : » Madame Tabouis, la plus intelligente des femmes, sait ce que je vais faire avant que je le sache moi-même. C’est ridicule.«
Dans son article, Geneviève Tabouis mélange faits et analyses : «
En Pologne, après une journée de combat où, de la vie des techniciens de tous pays, il n’est pas exagéré de dire que 80% des forces allemandes, d’air, de mer et de terre, ont été déchaînés sur la Pologne. La radio Varsovie, hier soir, terminait son émission par cette phrase : S’il le faut, la guerre durera des années, mais nous résisterons quand même.
Une atmosphère d’excitation joyeuse s’était répandue à Varsovie, pourtant si durement bombardé dans la matinée d’hier par plus de 70 avions allemands, à l’annonce des 30 avions polonais qui s’étaient rendus tout simplement sur Berlin, la nuit d’avant, et qui chose, magnifique, pour un raid de cette envergure, étaient revenus au complet à Varsovie. C’est la première fois qu’une aviation ennemie survole Berlin, car, dans la dernière guerre, Berlin avait été privilégiée à ce sujet ; l’on peut penser qu’avec la grande crainte de la guerre qui anime certaines foules allemandes, ce raid aura fait mauvaise impression parmi elles.
Il est clair que, malgré les exploits tout à fait inédits de l’armée polonaise, celle-ci a dû céder du terrain devant les forces colossales du Reich.
Mais cela ne décourage nullement ni les Polonais, ni les alliés, car une pareille éventualité avait toujours été envisagée et au contraire, le degré de résistance et l’audace étonnante des troupes polonaises ont été plutôt une sorte de surprise pour les alliés. » Son article se poursuit en page trois et se termine par ces mots : « La Gestapo a procédé [en Allemagne] jusqu’à dimanche soir à des arrestations en masse, également en Autriche, en Tchéquie, y compris les Sudètes. En même temps, on procédait dans le Reich à une série de condamnations. La population devient tout à fait pessimiste et n’ose plus parler. Elle juge la situation allemande très critique, surtout en raison des lourdes pertes faites sur le front Ouest où l’évacuation n’était pas terminée au moment de l’ouverture des hostilités. Les réfugiés qui s’enfuyaient vers l’intérieur du Reich rapportaient que les armées françaises auraient partout un grand succès. » On aimerait y croire… Désinformation ? Depuis quelques jours, on est entré en tout cas dans ce qu’on va appeler bientôt « la drôle de Guerre » (terme utilisé pour la première fois par André Billy dans L’Œuvre du 8 septembre 1939). Cette phase va durer jusqu’au 10 mai 1940, date du début de l’offensive éclair allemande qui va amener un mois plus tard les troupes d’Hitler à Paris.
C’est pendant la guerre précédente, en 1915, que , précédemment mensuel, puis hebdomadaire, devient quotidien avec une maquette et un format assez novateurs face à la concurrence. Son slogan : »Les imbéciles ne lisent pas L’Œuvre » donne le ton. Ce périodique avait été créé une décennie plus tôt par le journaliste Gustave Téry (1870-1928) aux idées socialisantes, anticléricales et antisémites. C’est dans ce journal que paraît en feuilleton, en 1915, Le Feu d’Henri Barbusse, un roman qui montre la réalité des champs de bataille et la dure vie dans les tranchées.
Durant l’entre-deux-guerres, le quotidien va prendre de plus en plus de place dans le paysage médiatique. En 1939, à l’aube de la guerre, son tirage va dépasser les 270.000 exemplaires/jour.
Sous l’occupation, L’Œuvre après un passage par Saint-Étienne, puis Clermont-Ferrand (imprimé sur les presses de La Montagne) reparaît à Paris le 24 septembre 1940, sous contrôle nazi. Geneviève Tabouis a quitté le navire ; elle s’est exilée, d’abord en Angleterre, puis aux États-Unis. C’est le collaborationniste Marcel Déat, fondateur en 1941 du Rassemblement National Populaire, qui va diriger le journal de juillet 1940 au 17 août 1944, quelques jours avant la libération de Paris. Fin de l’histoire.
Le Centre de la Presse possède près de 1.500 exemplaires de ce titre