Crise au JDD : l’éternel retour des concentrations

Le Journal du Dimanche du 10 décembre 2017 – Collection Le Centre de la Presse

Le mouvement de grève des journalistes du JDD (Journal du Dimanche) met en exergue la
relation difficile entre les rédactions, mais aussi entre les lecteurs et les détenteurs du capital
d’un journal. Une longue histoire… À la fin du XIXè siècle et au début du XXè le média imprimé
est d’abord lié à la détention d’une imprimerie. Et quasiment jusqu’au début du XXè siècle de
très nombreux journaux seront d’abord la propriété d’imprimeurs à Paris, mais aussi
durablement en province. Ce sont donc des familles, des dynasties d’imprimeurs qui vont
assurer la pérennité de nombreuses publications. À la fin du XIXè siècle les progrès de
l’instruction, l’accession du plus grand nombre à la lecture, la loi sur la liberté de la presse de
1881, l’arrivée de la réclame (publicité) imprimée, les progrès techniques dont l’invention de la
rotative, du télégraphe, l’arrivée du chemin de fer, permettent de développer et de diffuser une
presse populaire rentable à grand tirage. De grandes familles s’installent durablement à la tête
des journaux, tant nationaux que régionaux.

Le Journal du Dimanche du 8 novembre 2020 – Collection Le Centre de la Presse

Si les premiers médias furent étatiques ou contrôlés (comme la Gazette de Renaudot dont
le fondateur était financé et parrainé par Richelieu, le ministre de Louis XIII), ils deviennent
libres à partir de 1881. Avec le temps un phénomène de concentration des médias se produit
dans la plupart des pays occidentaux. Ainsi aux États-Unis en 1983 cinquante entreprises
possédaient 80% des médias de masse.

Dès la fin du XIXè siècle, face à la montée en puissance des intérêts matériels dont la pression
de la publicité, une bataille sera engagée pour créer un statut des journalistes. Cette bataille va
durer une cinquantaine d’année et enfin le statut est voté par la loi en 1935 avec notamment la
création de la carte nationale de journaliste professionnel. Dans l’entre-deux-guerres des
hommes d’affaires vont rendre certains titres très prospères, c’est ainsi pour Paris-Soir avec
Jean Prouvost qui sera finalement ministre de Pétain, mais s’en tirera bien à la Libération et
rebondira en rachetant Le Figaro. Avant-guerre, au milieu des années 1920 François Coty, un
parfumeur milliardaire, fascisant, avait racheté Le Gaulois, Le Figaro, L’Ami du peuple. Il y avait
Bazile Zaarof, marchand d’armes, qui avait tenté de racheté Le Temps.

Paris-Soir du 25 août 1940 – Collection Le Centre de la Presse

À la Libération un état des lieux est fait pour suspendre tous les journaux qui ont collaboré
avec l’occupant nazi. Un grand ménage qui conduit à des arrêts de titres, 192 quotidiens sont
supprimés sur 206 qui paraissaient avant-guerre, des transferts de journaux interdits avec leurs
actifs vers essentiellement des groupes de résistants qui en assurent la relance, des
changements de noms de journaux, l’adoption des lois et ordonnances contre les
concentrations et la protection de la liberté de la presse, les milieux financiers sont alors
considérés comme les responsables de la collaboration des médias. C’est ainsi qu’on voit des
journaux se créer en société anonyme à participation ouvrière (NRCO), un actionnariat multiple
au Monde qui reprend les actifs de l’ancien titre Le Temps qui était détenu par la famille de
Wendel. Ouest-France est sous le giron d’une association loi 1901 encore aujourd’hui. Et plus
tard on verra l’opportunité des Fondations comme facteur de préservation de l’indépendance,
c’est le cas du journal La Montagne et du groupe Centre-France avec la Fondation Varenne.

Le Temps du 14 juin 1832 – Collection Le Centre de la Presse

Mais rapidement après la guerre la tentation des concentrations repart de plus belle… Il y
a des hommes issus de la résistance qui deviennent de grands patrons de presse comme
Emilien Amaury qui récupère Le Petit Parisien et en fait Le Parisien libéré, il va construire un
véritable groupe en rachetant L’Équipe. Il y aura le cas Robert Hersant. Sous la IVè République
il rachète toute une série de journaux locaux, s’enrichit et acquiert Le Figaro, L’Aurore et
France-Soir. On l’appelait « le papivore ».

L’Aurore du 20 mai 1958 – Collection Le Centre de la Presse

En 1986, pendant le premier gouvernement de cohabitation de Jacques Chirac la loi sur
la concentration est modifiée, désormais un patron de presse peut posséder plus de 30% de
la presse française. Ce qui ouvre les portes à des milliardaires qui ont diversifié leurs activités

en développant un secteur médias. C’est le marchand d’avions Serge Dassault qui a racheté
l’empire de presse de Robert Hersant et l’a démantelé en ne conservant que le bijou de famille ;
Le Figaro. D’autres y sont entrés comme le patron du luxe Bernard Arnault (LVMH) avec Les
Échos
, La Tribune, le patron du groupe de BTP Francis Bouygues en créant le groupe TF1, le
groupe médias d’Arnaud Lagardère en cours de rachat par le groupe de Vincent Bolloré,
l’entrée des hommes d’affaires Xavier Nieil et Mathieu Pigasse dans Le Monde, l’arrivée du
milliardaire Rodophe Saadé (patron du groupe CMA-CGM) à la tête du groupe La Provence,
etc.

La question que pose ce tableau est la suivante : quelle est l’influence des grands
patrons sur la démocratie via le levier de la presse ? « Le transfert entre l’influence
financière, l’influence rédactionnelle et l’opinion publique est extrêmement délicat. Je crois que
quand il y a un mouvement de fond de la part des citoyens, ce n’est pas parce qu’on possède la
presse, tous les médias, que l’on peut influencer sur la façon de penser des citoyens », indique
l’historien de la presse Patrick Eveno… Une manière de nous rassurer.

Alors quid de l’avenir ? À l’automne 2023 les États généraux de l’information vont-ils
accoucher d’une nouvelle législation anti-concentration pour l’indépendance des rédactions et le
pluralisme des médias ? Ce sera sans doute un temps fort des débats de cette promesse de
campagne du président de la République, rien n’indique que le législateur ira au bout pour
bousculer la propriété des médias et briser les concentrations qui depuis un siècle ont eu une
propension à renaître comme le phénix.

Bernard Stéphan

Le Journal du Dimanche du 22 mars 2020 – Collection Le Centre de la Presse